Série bleue – 2031 Est

Hommage à l’IGN

À l’époque du GPS et du téléphone portable, il est rare de voir les gens se balader avec des cartes. On demande à Google Maps ou à Waze de nous indiquer le chemin, il n’y a plus qu’à se laisser guider.
Cependant, sur les chemins, les randonneurs continuent bien souvent d’utiliser les cartes papier. Ce n’est pas seulement parce que le marcheur à pied est un puriste, ou un être du passé. C’est aussi que les zones blanches sont encore légion, dès lors qu’on s’écarte des zones urbaines ou touristiques. En outre, la carte se partage, alors que le téléphone isole. Non seulement on peut regarder une carte à deux (ou trois, ou quatre, etc.), mais c’est même indispensable. Il vous faut deux mains pour tenir la carte, largement déployée devant vous. Et au moins une troisième main qui pointe l’endroit où l’on est, l’endroit où l’on veut aller.

En France, nous avons un organisme extraordinaire, qui s’appelle l’IGN. Les gens qui travaillent à l’IGN sont les amis du marcheur. En tout cas, ce sont mes amis, même s’ils ne le savent pas.
L’IGN (Institut géographique national, devenu plus tard Institut national de l’information géographique et forestière) est créé sous Pétain en 1940, mais ses employés ont plutôt oeuvré pour la Résistance. C’est bien, mais ce n’est pas pour cela qu’ils sont mes amis. Non. S’ils sont mes amis, c’est pour ce petit pictogramme :

Ces deux petits crochets d’apparence anodine recèlent pour moi tout le bonheur du monde. Car ils signalent la présence d’un terrain de tennis. Or, chercher et capturer tous les tennis du monde est devenu mon but, ma quête ultime.


Il faudrait toute une vie pour apprendre l’ensemble des pictogrammes et légendes d’une carte IGN. Seuls les géographes savent le faire, et encore. Nous parlons ici des cartes IGN à l’échelle 1/25000, ce qui signifie qu’un centimètre sur la carte correspond à 250 mètres dans la réalité du terrain. À ce niveau de détail, les cartographes peuvent ainsi vous indiquer, non seulement les terrains de tennis, mais aussi les gros tas de pierres, les bois de résineux, les citernes ou même les remontées mécaniques.
Les cartes au 1/25000ème de l’IGN s’appellent « Série bleue » ou « Top 25 ». C’est la même chose, sauf que les Top 25 s’intéressent aux zones touristiques, les plus fréquentées par les marcheurs, essentiellement les montagnes et le littoral. Précisons aussi que les pictogrammes des cartes Top 25 sont un peu plus sexy, par exemple sur une Top 25, un tennis c’est ça :

Plus sexy en effet, et surtout beaucoup plus facile à repérer. On voit tout de suite que la top 25 s’adresse davantage à la bourgeoisie qui veut vraiment jouer au tennis.

Le reste de la France, sans intérêt, doit se contenter des « Série bleue », mais on ne va pas se plaindre, nous, la France périphérique. Car toute la France est couverte par ces cartes, et c’est extraordinaire. Chaque carte couvre un rectangle d’environ 20 x 14 kilomètres. L’ensemble du territoire est couvert par environ 22 000 cartes au 25000ème. Et dans chacune ou presque de ces cartes, se cachent (plus ou moins bien, vous l’aurez compris) des courts de tennis. Quand j’y songe, cela me jette dans un abîme vertigineux de félicité potentielle.

À ma connaissance, vous pouvez commander n’importe laquelle de ces cartes sur la boutique en ligne de l’IGN (je mets le lien dans l’espoir qu’ils m’offrent un jour leurs 22 000 cartes). Non seulement ça, mais vous pouvez aussi faire réaliser votre carte sur mesure (les fameuses « cartes à la carte », hihihi). Oui, car si vous pratiquez un peu les cartes de ce genre, vous aurez fait le constat suivant : lorsque vous trouvez un endroit de vacances ou un but de randonnée, cet endroit se trouve toujours pile à l’intersection de deux cartes IGN. Ce qui vous oblige à acheter les deux cartes. Mais devant la pression de la famille Poussin (mes parents, mes sœurs, mes beaux-frères, ma femme et moi-même sommes tous des obsédés des cartes topographiques), l’IGN a fini par proposer ce nouveau service. C’est devenu notre cadeau favori, dans la famille. Bref.

Une « carte à la carte » offerte par ma femme il y a quelques années.

La carte que je connais le mieux s’appelle 2031E, c’est-à-dire 2031 Est. Elle concerne la ville de Limoges et ses alentours immédiats. Puisqu’il me faut traquer tous les terrains du monde, j’ai commencé par ceux qui sont près de chez moi.
Pas grand-monde, à mon avis, ne regarde la carte 2031E. Peut-être que certains professionnels s’en servent encore, dans des corps de métiers dont j’ignore tout, géologue, canaliste, sismologue, immobiliste, que sais-je. Moi, je l’aime, la 2031E, je l’aime tendrement. J’en suis les lignes, les courbes de niveau, je les connais par cœur comme on connaît les courbes de l’être aimé. Car elle m’indique tous les terrains de tennis du coin. Vous allez me dire, Google Maps pourrait faire pareil, avec la vue satellite. Eh bien, non. Google ne peut pas. Car la carte IGN recense deux types de tennis que Google ignore : les tennis abandonnés, et les tennis masqués par la végétation. Lorsqu’un terrain de tennis cumule les deux handicaps, vous n’avez quasiment aucune chance de les retrouver sans l’aide de la carte au 25000ème .


Et c’est ainsi que j’en viens au coeur de ma trépidante histoire. Un jour, un jour comme un autre, je regardais amoureusement ma 2031E lorsque soudain, je tombai sur ça :

Et mon cœur cessa de battre un instant. L’IGN m’indiquait des terrains de tennis à un endroit hautement improbable. Je connaissais bien cette zone, une zone d’activité plutôt moche comme toutes les ZAC, les ZI et ce genre d’endroits. Avec de temps en temps, des îlots encore un peu sauvages comme on peut en trouver à Limoges. Entre « Uses » et « Entrep. », il y aurait donc des terrains de « Tenn. » ? Incroyable. Je me fis le serment d’aller vérifier par moi-même (je suis ce genre de type qui ne s’en laisse pas conter, même par un conteur aussi sérieux que l’IGN).


Le jour venu, je prends mon vélo, je me lance à la poursuite de ces courts mystérieux. Il fait beau, il fait chaud. Un peu trop chaud. Rapidement, je regrette d’avoir choisi le vélo. Cela ne fait que monter, jusqu’à cette zone. Et il faut emprunter des grands axes sur lesquels les voitures roulent trop vite et me doublent rageusement. Rapidement je suis en nage, je me demande si c’est une bonne idée. Néanmoins le désir me donne des ailes, c’est-à-dire des mollets, des cuisses, qui sont les ailes du cycliste.

Presque à bout de forces, je quitte la D979, je bifurque vers le point repéré sur la carte. Une menuiserie Lapeyre, un imprimeur-sérigraphe, une papeterie de grande taille. Et pour finir, au bout, un bureau de poste pour les entreprises. Tout est moche. Rien ne laisse présager le doux bruit des balles qui claquent, la joie du lob et de la balle après laquelle on court.

De l’autre côté, un hangar d’une longueur infinie. Ce devrait être ici. Je m’avance, la route prend fin devant d’épais taillis. Le terrain s’incline brutalement, j’abandonne mon vélo dans les buissons. La végétation est épaisse. Il y a quand même un sentier, que je descends prudemment. On est dans un sous-bois mais la chaleur se fait plus intense. Le bruit de la zone s’efface. On n’entend plus que les oiseaux, et peut-être la rumeur des voitures au loin. Je suis à peine à cinquante mètres des hangars, mais je me sens tout seul. Découvreur d’un monde perdu.
Et soudain c’est là. Le terrain forme un replat, assez vaste, je n’en devine pas exactement les contours. La végétation s’éclaircit légèrement, c’est une dominante d’herbes jaunes et de petits chênes. Et je vois les traces. Des lignes de craie au sol, comme brouillées par le temps, et brouillées par ma vue car je suis en nage. Des restes de grillage. Des pneus aussi, signes d’une autre activité, une activité clandestine, des rodéos peut-être, après les tennis. Il y avait au moins six courts de tennis ici.

Je reste là longtemps. Exagérément ému. Dans cette zone d’entre-deux, dans ce petit paradis que seul l’IGN connaît encore. J’ai envie de parler aux personnes qui sont venues jouer ici, il y a très longtemps. Je voudrais revoir leurs matches âprement disputés. Je voudrais discuter raquettes, chaussures, qualité des balles. Je suis tout seul. Mais tellement relié. Je me mets à pleurer de joie.

Trésors

À la recherche d’un tennis abandonné, comme une quête de soi-même.

Tu quittes la route. Au début tu y vas doucement tu fais attention où tu mets les pieds, tu ne voudrais pas abîmer tes vêtements. Tu avances un peu au hasard, tu sais que c’est dans le coin mais précisément tu ne sais pas. Bientôt tu es désorienté, tu ne sais plus très bien où tu te situes par rapport à la route, autour de toi tout n’est que lianes, ronces et arbres tordus en tous sens. On n’entend plus que le chant des oiseaux, et parfois les branches mortes qui craquent sous tes pieds et te font sursauter. Il ne fait pas sombre dans le sous-bois, le tendre feuillage d’avril laisse encore passer la lumière. Les taillis s’épaississent et t’interdisent de progresser comme tu le voudrais. Tu ne sais pas bien où poser ton regard, trouver des signes dans le sol ou bien plus haut, dans la forme des arbres. Tu cherches des vestiges de grillages, des poteaux métalliques ou au moins une portion de terrain plat, une dalle de la taille d’un terrain de tennis. Tu commences à douter, à regretter d’avoir si longtemps négligé le passé. Si longtemps laissé le vivant recouvrir le souvenir. Tu es maintenant recouvert d’éraflures, d’égratignures, tu n’y fais plus attention. C’est le tribut que tu dois payer. On ne fouille pas le passé sans y laisser un peu de soi.

Et soudain tu y es, tu ne sais pas comment tu le sais mais tu le sais, quelque chose qui ressemble à une clairière, une clarté différente et tout est là. Tout revient. Les montants rouillés qui par endroits tiennent encore debout, à trois mètres de hauteur. Ailleurs, la force monstrueuse des arbres a tordu le grillage en tous sens. Ici un carré de goudron émerge du lierre, soulevé par les racines.
Et puis elle est là. Celle que tu espérais sans vraiment l’espérer. Seul un morceau de caoutchouc noir apparaît au milieu des feuilles, tu as failli marcher dessus, tu as failli passer à côté. Une balle de tennis. Tu te baisses pour la ramasser, elle se laisse prendre sans effort, se laisse arracher à la terre. Du côté qui n’était pas visible, un peu de feutre encore, comme une chevelure autrefois opulente. Ou comme une mousse décomposée, comme si ce petit objet était devenu organique, avait fini par se fondre dans son élément naturel. Rouler et mourir sur le court.

Cette balle, un jeune homme pareil à toi l’a tenue en sa main en son regard, fondant sur elle tous ses espoirs, ne pensant pas au lendemain mais seulement au prochain point. Tu comprends que ce que tu es venu chercher, ce ne sont pas des souvenirs ou une jeunesse passée. C’est toi-même que tu es venu chercher, c’est toi-même que tu viens de retrouver. Toi-même et ta capacité à dire.

Revenu sur la route le goudron le sol dur la terre des hommes d’aujourd’hui, je serre encore la balle dans mon poing. Je veux en éprouver le rebond, je la laisse tomber sur le sol. Elle rebondit encore. Et encore.

C’est une histoire vraie. L’ancien tennis de Montrésor, en Touraine, aujourd’hui abandonné et envahi par la végétation. Mes beaux-parents y ont joué jusque dans les années soixante-dix…